La poignée de main est chaleureuse. Quant au regard, lorsque Ben Harper plante les yeux dans ceux de son interlocuteur, il donne l’impression de lire au plus profond de son âme. Le mois dernier, dans un hôtel du centre de Bruxelles, on a eu, c’est assez rare pour être signalé, le sentiment d’avoir vécu une vraie rencontre avec un artiste très zen et très authentique aussi.
Vous sillonnez la planète depuis une dizaine d’années et ce n’est pas la première fois que vous venez à Bruxelles. Vous sentez-vous chez vous lorsque vous revenez dans une ville que vous connaissez ?
Bruxelles est un des premiers endroits en Europe, avec la France et l’Italie, où une forte connexion s’est établie et ce depuis de nombreuses années. Je me rappelle de mon premier concert à La Luna (le 30 octobre 1995-NDLR) comme si c’était hier. C’est une sensation géniale de retrouver un endroit qui vous est cher. On n’a en aucun cas dû me forcer pour venir ici pour ces deux jours de promotion. Bien sûr chaque ville a ses bons et ses mauvais côtés. Il y a toujours ces différences sociales et économiques mais ce n’est pas de ça que je parle. J’évoque le bien-être que me procure cette sensation d’être chez vous.
Depuis le 11 septembre 2001, certains artistes américains, dont Michael Franti, avouent se sentir plus libres en Europe que chez eux. C’est aussi votre sentiment ?
Vous savez, lorsqu’une démocratie n’est pas remise en question, c’est la porte ouverte à un Etat dictatorial. Et tout peut changer : les acquis sociaux, la définition de la liberté, la conception que l’on peut avoir de la politique, de la culture ou de l’environnement. Il y a tellement de défis à relever face à l’apathie, la léthargie et la complaisance ambiante. Je n’aime pas lancer ces problèmes comme des poignards et je suis fier de représenter les Etats-Unis et fier de leur potentiel. Je pense juste qu’aujourd’hui, le miroir de l’Amérique a changé et refuse de voir clairement ce dont le pays a besoin.
Par contre, c’est vrai que je me suis toujours senti plus à l’aise culturellement en Europe mais j’ai de telles racines profondes, des racines qui prennent du temps à grandir. Vous ne pouvez pas juste les transplanter du jour au lendemain. J’élève mes enfants en Californie, c’est un choix mais je sais que lorsqu’ils voleront de leurs propres ailes, je me vois bien changer d’endroit.
« Lifeline », votre nouvel album, a été enregistré dans la foulée de votre dernière tournée. C’est pour cette raison qu’il émane du disque une certaine spontanéité ?
Je le pense, oui. Quand nous avons commencé la tournée européenne, nous sortions d’une tournée américaine de huit mois. Mon groupe était incroyablement en place. Lors de notre premier soundcheck en Europe, nous avions deux ou trois heures à notre disposition pour faire ce que nous voulions. Mais comme nous travaillions avec la même équipe depuis la tournée américaine, tout était au point. Nous avons donc commencé à travailler sur de nouvelles chansons. Après une semaine, nous en avions deux ou trois nouvelles. J’étais vraiment étonné par le résultat et je me demandais si ce que j’entendais était aussi bon que je le croyais. J’ai pensé à un moment enregistrer les répétitions pour les réécouter, tellement il se passait quelque chose de particulier. J’ai donc réservé un studio à Paris, parce que j’ai toujours eu envie d’enregistrer un album en Europe. Idem pour le désir de rentrer en studio dans la foulée d’une tournée. J’ai donc eu l’occasion de combiner les deux.
C’est mon premier disque enregistré en dehors des Etats-Unis. Je ne suis pas le premier à penser que Paris est un des centres d’énergie de la planète pour la création artistique.
La chanson « Fool for a lonesome train » évoque Neil Young. C’est quelqu’un qui compte pour vous ?
Bien sûr. Etant de Californie, je veux m’inscrire dans cette tradition de « Californian soul » des Crosby, Neil Young, Creedence avec laquelle j’ai grandi. J’ai cette musique dans le sang, elle fait partie de moi. Je voulais rassembler de manière unique cette musique qui m’a tellement influencé et qui m’a permis d’être ce que je suis aujourd’hui. Me situer quelque part entre Blind Willie Johnson et la Motown. Ce sont les bases de ce nouvel album.
Dans la chanson « Fool for a lonesome train », j’aime beaucoup la ligne « I know it sounds crazy but i’m painfully sane ». C’est la clé du morceau ?
C’est toujours gênant de parler de ses chansons, qu’elles soient métaphoriques ou pas. Il y a tellement de gens qui les interprètent selon leur propre vécu. Mais c’est ce qui rend la musique si précieuse et mystique.
Un jour, j’ai croisé Jackson Browne et je lui ai demandé de me parler de « Something fine », une chanson magnifique, comme tout ce qu’il fait, d’ailleurs. Il m’a répondu : « Qu’est-ce qui te prend de me poser une question pareille ? » Et en fait, c’est lui qui avait raison. Nous n’avons pas à expliquer l’essence d’un morceau. Ça ne me dérange pas mais ça doit venir naturellement dans la conversation. Parfois, quand on parle de certaines choses, on risque de mettre en péril la signification du texte.
Ben Harper& The Innocent Criminals
Voilà un album qui réconciliera les fans du charismatique chanteur et guitariste un peu perdus par ses derniers travaux trop inégaux. Lifeline, onzième opus (live et les deux disques enregistrés avec les Blind Boys of Alabama compris), est du tout tout bon Ben Harper. En onze chansons, le Californien renoue avec la simplicité et la spontanéité de Welcome to the cruel world, considéré comme son premier véritable album. Onze chansons comme autant de cartes postales intimes ou universelles dépouillées ou plus habillées selon l’humeur d’un homme véritablement inspiré.
Virgin-EMI. Sortie le 27 août.
PHILIPPE MANCHE