Brad Mehldau : l’odyssée et l’alchimie

Etait-ce vraiment du jazz ? Plutôt de la musique classique ? Un mélange des deux ou une troisième voie ? Le pianiste Brad Mehldau adore défier les genres et sa prestation de lundi au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles est un fameux challenge pour l’auditeur. La critique par Jean-Claude Vantroyen

Brad Mehldau brouille toutes les pistes. Brad Mehldau n’a d’ailleurs pas eu la partie gagnée d’office. À la fin de la première moitié du concert, une partie du public était totalement déconcerté par cette musique un peu trop savante, trop intello, trop conceptuelle qui, à part dans l’une ou l’autre séquence, parlait davantage à l’esprit qu’au cœur ou qu’au ventre. Certains spectateurs hésitèrent même à quitter définitivement la salle Henry Le Bœuf. Bien leur en prit de rester. Ils furent enthousiasmés par la seconde partie, bien plus ouverte à l’impro, à la chaleur du rythme, à la libération des esprits. La musique de Mehldau a alors emporté l’adhésion pleine et entière d’un public enfin conquis qui a applaudi longuement et debout Brad Mehldau, ses sidemen et les quelque 25 musiciens (cordes, trois cors, un basson, un contrebasson) du Britten Sinfonia dirigé par Scott Yoo.

Le pianiste américain, qui est le modèle de la dernière génération de pianistes de jazz, adore explorer toutes les formes de la musique. Que ce soit dans la géométrie des groupes : solo, duo, trio, quartet, quintet et maintenant grand orchestre. Que ce soit dans les genres. Il aime redécouvrir les standards du jazz et du rock. Il s’amuse enfin se frayer lui-même de nouveaux horizons en composant sa propre musique. Son dernier (et double) album, Highway Ride (Nonesuch) est la démonstration de cette versatilité. Il ose composer pour le grand orchestre, tout en revenant au solo, au duo, au trio, etc. Et pour être sûr de lui, il s’entoure d’amis, de musicos avec lesquels il a déjà longuement baroudé : Joshua Redman aux saxes, Larry Grenadier à la contrebasse, Jeff Ballard et Matt Chamberlain à la batterie et aux percussions.

Ce Highway Rider est un voyage. Celui de John Boy qui s’en va sur l’autoroute après avoir, au « Tollbooth », réglé son payage. Un voyage dans les mondes de la musique et dans les méandres de son esprit. C’est cet itinéraire de découvertes, de paysages géographiques et mentaux, que Mehldau and co ont réitéré sur scène. Ils ont quasi joué tout l’album et rien que l’album. Avec cette difficulté qu’un CD qu’on écoute tranquillement chez soi et une musique qu’on vit frénétiquement face à la scène, c’est très différent. Les volutes orchestrales accroissent la dimension d’un morceau écouté sur CD, ils peuvent plomber le même morceau interprété sur scène. C’est ce phénomène-là qui a joué en première partie, heureusement sauvé par le sax de Joshua Redman sur « Don’t be sad » et par le jeu de Brad Mehldau sur « Highway Rider ». Pour le reste, des mélodies impeccables, évidentes, comme « John Boy » ou « The falcon will fly again », mais une orchestration qui tempère par trop la dynamique de la musique.

Mais la deuxième partie, on le disait, a concrétisé les promesses de la première. « We’ll cross the river together » s’impose immédiatement. « Capriccio » laisse Mehldau développer ses lignes aériennes et rêveuses au piano tout en s’attachant au carcan d’une dynamique impérieuse de la main gauche. Et puis il y a ce morceau extraordinaire qu’est « Into the city », où Mehldau montre tout son art du trio. Il est poétique et sensuel derrière le riff obstiné et magique de la contrebasse de Larry Grenadier et la batterie euphorisante de Jeff Ballard qui oblige à un rythme d’enfer. Et puis voilà le duo Mehldau-Redman, « Old West », superbe, d’une beauté déchirante au piano comme au sax, d’une originalité inouïe où chacun emporte l’autre sous d’autres cieux et le public au septième ciel. Après ce double sommet, il suffisait de se laisser redescendre avec « Always departing » et « Always returning », où le Britten Sinfonia et les jazzmen réussissent l’amalgame complet, comme une bande d’alchimiste ayant réussi l’œuvre au noir. Le public est reparti avec de l’or dans les oreilles


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