C’est ce 3 août, à l’abbaye de Floreffe, que démarre Esperanzah !, et ce
jusqu’au dimanche 5. Reportage exclusif à Alger, sur les traces d’El Gusto, poids lourd 2012.
Il est treize heures et des poussières et le soleil taquine le thermomètre jusqu’aux 38 degrés. En cette fin juin, la baie d’Alger offre une luminosité à couper le souffle au visiteur. On n’appelle d’ailleurs pas cette ville du Maghreb « Alger la Blanche » pour rien.
Dans cet ancien cinéma – la ville n’en compte plus que deux aujourd’hui –, pas très loin de Bab El Oued, les musiciens de l’ensemble de musique chaâbi d’El Gusto arrivent au compte-gouttes. El Gusto est à cette musique populaire algéroise née au début du 20e siècle dans la Casbah d’Alger ce que le Buena Vista Social Club est à la musique cubaine.
Soit la mémoire vivante d’un genre musical que nous avons découvert, en Europe, en 1998 via l’album Diwân de Rachid Taha. L’ancien chanteur de Carte de Séjour y reprenait les classiques d’El Harrachi ou d’El Anka (grand maître du chaâbi, NDLR) dont le célèbre « Ya Rayah » qui fera danser Esperanzah ! ce samedi 4 août en final du concert d’El Gusto.
Si on connaît le fado, l’afro beat, le son ou la musique gnawa, le chaâbi a, quant à lui, encore du mal à quitter sa terre natale. « L’Algérie a été un peu coupée du monde, explique Safinez Bousbia. Le pays essaye de surmonter la “décennie noire” (ou « décennie du terrorisme », la guerre civile qui frappa l’Algérie dans les années nonante, NDLR). Le pays tente de retrouver une image de paix et le peuple ne se préoccupe pas d’exporter sa musique. La musique andalouse est très structurée. Contrairement au chaâbi, qui a toujours été considéré comme la musique du peuple. »
Quelques jours sur place suffisent à prendre avec des pincettes cette notion d’« image de paix ». Meurtrie et traumatisée par dix ans de guerre civile, la société algéroise semble extrêmement fermée. Pas de touristes pour déambuler dans les dédales et ruelles de la Casbah, barrages routiers à chaque point névralgique de la ville, policiers à tous les coins de rue, c’est comme s’il suffisait de saisir l’air pour s’emparer d’une particule de cette chape de plomb bel et bien présente sur cette ville remplie de paradoxes. Spectacle hallucinant que de voir, comme à Kinshasa d’ailleurs, le changement de devises s’effectuer en toute décontraction sous le nez de la maréchaussée. A l’inverse, les Algérois rencontrés sont d’une gentillesse inouïe.
Comme partout ailleurs, les musiciens chaâbi se sont adaptés à l’histoire de leur pays. « Dès qu’il y a eu le déclenchement de la révolution, se souvient le guitariste Mustapha Tahmi, il n’y a plus eu de chants. Certains musiciens animaient bien quelques soirées mais personnellement, je n’ai jamais touché une guitare pendant la guerre. Et durant la décennie noire, il n’y avait plus rien du tout. »
« L’Algérien est habitué à vivre des moments très difficiles, poursuit cet éternel jeune homme de 74 ans. Ce peuple résiste à toutes les misères. Je me rappelle de la guerre 1939-1945, il y avait une épidémie de peste et nous n’avions pas de médicaments. Pareil avec la tuberculose. Il y a eu beaucoup de morts. Mais comme, dans la Casbah, beaucoup de gens travaillaient au port, on pouvait toujours se débrouiller et trouver un peu de café et un peu de farine. »
Depuis le 24 juin 2012, les musiciens locaux investissent ce vieux cinéma de quartier dès 13 h 30. Et ce afin d’être plus qu’au point pour la tournée européenne qui suit. L’entreprise n’est guère aisée. En effet, la particularité d’El Gusto – comme en témoigne le formidable film éponyme réalisé par Safinez Bousbia, qui supervise et dirige les répétitions – est d’avoir réuni en son sein des musiciens juifs et arabes. Comme lors de l’âge d’or du chaâbi où tout ce joyeux petit monde faisait la fête et jouait toute la nuit dans la plus belle des harmonies. Pour des raisons géographiques évidentes, seules les fines lames du coin sont au taquet.
Le but de ces répétitions est de construire un spectacle de 90 minutes. Comme chaque musicien n’aura pas forcément son solo, Safinez fait preuve de diplomatie pour cajoler les susceptibilités et les ego. Chacun y va de son petit commentaire ou de sa suggestion, ça papote pendant que l’orchestre joue, c’est peu de dire qu’il règne un joyeux chambard.
Mais au fur et à mesure des après-midi, et ce malgré une chaleur infernale, El Gusto prend sa vitesse de croisière. Plusieurs voix se répondent et se complètent portées par les mandoles, violons, accordéon, piano, guitares et percussions. « Le musicien, quand il joue très bien, met le chanteur à l’aise, argumente Mustapha Tahmi. Et quand le chanteur est fort, il touche les musiciens, ceux-ci sont envoûtés et sont obligés de se surpasser. » Le chaâbi possède, avec ses notes déclinées à l’infini, un côté hypnotique proche de la transe.
Au-delà de ces répétitions, où le regard des musiciens s’illumine dès les premiers accords et renvoie aux oubliettes le puits de mélancolie qui les habite, l’aventure El Gusto permet à tous ces hommes extrêmement talentueux de retrouver une fierté et pour certains d’entre eux, rien de moins qu’une raison de vivre.
Pour Rachid Berkani, ancien chanteur et chef d’orchestre à la radio télévision algérienne pendant 38 ans, le constat est aussi net que trois et trois font six : « El Gusto m’a rajeuni. Quand nous avons joué à Paris et à Bruxelles, j’étais ému aux larmes face à l’accueil du public. C’est comme s’il nous prenait dans ses bras. » Et aujourd’hui, bien qu’amusé par cette gloriole tardive, Rachid Berkani n’oublie pas d’où il vient. « La plupart des grands maîtres sont issus de la Casbah. Moi aussi, je suis un enfant de la Casbah alors de temps en temps, je m’y balade pour retrouver mon passé. »
PHILIPPE MANCHE, à Alger