Avec Privateering, l’ex-Dire Straits ajoute un septième album solo à son abondante discographie. Celle d’un artiste jamais en panne d’inspiration.
Le Bluebird est un restaurant/cellier/boulangerie/épicerie ouvert sur King’s Road, côté Chelsea. Pour Mark Knopfler, c’est pratique : il est à quelques minutes à pied de chez lui. La déco de l’un des salons privés rappelle l’épopée de Malcolm Campbell et des véhicules avec lesquels ce Britannique a battu des records de vitesse, dans les années 30. Il me montre une photo de la famille : le fils a aussi joué les trompe-la-mort, 20 ans plus tard ! On le comprendra au fil de l’interview : ce n’est pas parce qu’il s’arrête de parler que l’ancien Dire Straits a forcément fini de vous répondre !
A l’écoute, « Privateering » n’évoque-t-il pas de vastes paysages plutôt que ce décor urbain ?
Disons que ma boîte de couleurs est plus grande aujourd’hui et que, avec elle, j’ai l’impression de pouvoir aller partout. Dans un lieu spécifique, comme le nord de l’Angleterre, avec ce fermier, sur « Yon two cross ». Je peux aussi être dans le Delta… Ou alors, je peux être plus synthétique. Je ne m’inquiète pas. Je voulais juste éviter d’avoir de la musique en attente dans mes tiroirs.
Vous n’aimez pas attendre ?
Quand j’ai fait ce disque avec Emmylou Harris, ils voulaient que j’en sorte un, et qu’elle en sorte un aussi. Nous avons donc dû attendre, et en plus, nous avons eu très peu de temps de studio. Le disque était prêt, mais n’est pas sorti tout de suite. Et je n’aime pas attendre.
Parce que vous écrivez beaucoup ?
Je ne sais pas. C’est peut-être juste de la panique. Là, je pense déjà au prochain album.
Celui-ci est un double. Ce n’est plus très courant de nos jours.
Mais ç’aurait pu être un triple ! J’y ai pensé. Ils ont prévu une édition spéciale pour les fans qui veulent tout avoir. Il y aura donc encore plus sur celle-là.
Vous aimez cette idée d’avoir des fans qui connaissent tout de votre travail ?
Je n’y vois rien de mal. J’essaie juste de ne pas interférer quand ils donnent leur avis sur les chansons. C’est étonnant, ce que les gens pensent. Mais bon, c’est peut-être aussi étonnant que ce qu’ils pensent en lisant vos textes de journaliste, non ? Ils finissent toujours par les interpréter comme ils l’entendent.
Vous avez été journaliste aussi, non ?
Oh non, j’étais gamin et un peu reporter. Mais ça a été un bon entraînement. Je suis content de l’avoir fait. Ça vous aide à appréhender les informations. Écrire une chanson, c’est pour une bonne part être organisé. Comme quand vous êtes écrivain. Vous devez être organisé. Écrire une chanson, c’est aussi comme soigner un bonsaï : vous arrivez parfois avec quelque chose de très grand, et vous taillez pour finir avec une petite sculpture fine.
Par exemple ?
« Sailing to Philadelphia ». C’est ce que j’appelle une « situation song », liée à un moment particulier : j’étais dans l’avion, qui volait au-dessus de Philadelphie et je lisais Mason & Dickson (NDLR : de Thomas Pynchon). J’ai vu une sorte de lien, et je me suis dit qu’il fallait peut-être écrire une chanson à propos de ces deux types. Voilà : vous prenez un bouquin comme celui-là, un truc énorme qui part dans toutes les directions, et vous arrivez à une petite chanson de trois couplets… A un moment, la chanson, c’est de la miniature. Ce n’est pas la même chose que la poésie ou la prose. Mais quelle était la question déjà ?
Nous parlions du journalisme…
Ah oui ! Je ne pense pas que j’étais assez solide que pour ça. Et il faut que l’encre coule dans vos veines, ce qui n’était pas mon cas…
Cette « approche bonsaï » vaut aussi pour la musique ?
Non, la musique, c’est différent… Pour en revenir au journalisme, vous avez déjà suivi des procès ?
Non.
Eh bien, c’est vraiment ça, la miniature : vous avez toute une vie qui doit être réduite à quelques lignes. C’est une bonne introduction au songwriting je pense.
Vous vous souvenez de votre toute première chanson ?
Pas vraiment… Je me souviens par contre, quand j’étais jeune reporter, d’être allé voir des pantomimes traditionnelles, pour un article. Et j’ai commencé à écrire une chanson. A l’époque, je devais avoir 19 ans. Mais elle n’en est véritablement devenue une que des années plus tard. Je ne sais pas sur quel album, peut-être Sailing to Philadelphia… Parfois, une chanson se retrouve pendant un temps un peu au rebut. Ou découpée en fragments, que sais-je. A l’époque, j’écrivais dans des carnets. Je déchirais beaucoup de papier. J’étais un désastre écologique ! Aujourd’hui, avec l’ordinateur, ça s’est arrangé.
Une idée peut mettre du temps à se concrétiser ?
Je me souviens avoir rencontré un chasseur d’autographes appelé Rüdiger, en Allemagne, l’année où John Lennon a été tué. J’ai écrit un texte à ce moment-là, mais la musique n’a vu le jour que 15 ans plus tard (NDLR : la chanson figure sur Golden Heart, son premier album solo). Je n’ai pas changé un mot du texte. C’est juste que la musique n’est venue que longtemps après. Donc, je n’ai pas de formule. S’il y en avait une, je n’aimerais pas ça, mais je vous dirais alors exactement comment je procède. Par contre, je peux dire quel matériel a été utilisé pour telle ou telle chanson !
Et le « pourquoi » d’un texte ?
Même chose. Peut-être ai-je un lien avec celui-ci… Le type de Privateering, le gars au van, qui achète du diesel au marché noir. Je me sens un peu comme lui. J’ai passé quelques années sans un sou. Comme lui, je me suis demandé de quel côté de la loi j’allais me retrouver. Mes parents ont dû réussir quelque chose dans mon éducation qui a fait que je n’ai pas mal fini. Mais c’est parfois juste une question de chance, non ?
Propos recueillis par Didier Stiers