L’homme qui n’aimait pas attendre

Howe Gelb vient de passer quelques jours en Belgique. A Louvain, Bruges, Turnhout et Hasselt, à la tête de Giant Sand. Il s’est aussi posé à la Rocket House, en duo avec son contrebassiste danois, le temps d’un « concert à la maison » particulièrement délectable. Et casé dans son agenda sur les conseils avisés de son camarade Jason Lytle (Grandaddy) qui s’y était précédemment produit. Voui ! Dans le genre artiste culte, on reçoit du beau linge, à la Rocket House

Notez, ça tombait bien : The Coincidentalist, le nouvel album solo du « godfather de l’americana » (vous traduisez comme vous voulez) est depuis quelques jours dans les bacs. Un disque sous son nom seul, mais concocté avec une poignée d’amis. Steve Shelley, M. Ward et Bonnie Prince Billy, notamment. C’est qu’il voit dans la musique un art collaboratif.

Il a le sourcil charbonneux, Howe Gelb. Un peu méphistophélique, même. Et du coup, quand il en joue, ça lui donne un petit air ironique. Et une touche d’humour à ce qu’il vient de dire. A propos de ses pédales d’effets toutes déglinguées, par exemple. « C’est ça, l’entertainment », assure-t-il quand elles décident de chambouler un peu ce concert intimiste.

On sourit, mais il fait partie de ces musiciens qui savent tirer bénéfice des accrocs techniques. Il souligne : les accidents lui vont mieux que les plannings. De là à penser qu’il le fait exprès de jouer avec du matériel douteux… « Non, c’est juste que j’ai un peu de mal avec les choses, m’explique-t-il le lendemain, autour d’un café. Je préfère avoir des trucs qui ne sont pas en trop bon état, comme ça je ne me sens pas mal si je les casse. Mais les connexions sont nazes, en général, c’est toujours le gros problème. »

Il insiste : il n’a jamais eu de plan pour quoi que ce soit. Même pas pour ce nouvel album ? Ne fut-ce qu’une couleur, une tonalité ? « Non, jamais. C’est comme un cueilleur de thé qui rassemble des feuilles. A un moment, il regarde ce qu’il a cueilli et se dit qu’il va falloir tout trier. C’est comme une récolte qu’on apporte au marché. Après, on peut toujours trouver une raison qui serait devenue plus évidente, mais pas avant. Pas pour moi en tout cas. »

C’est aussi un peu ainsi que fonctionne son écriture. Comme il l’expliquait récemment au Wall Street Journal : « La plupart de mes chansons naissent sous forme de fragments qui me passent par la tête quand je suis seul dans une chambre d’hôtel, sur la route. Je les capture comme des lucioles. Je les enferme dans un bocal. Ou je les enregistre. Plus tard, j’ouvre le bocal pour voir ce que j’ai collecté. Là-dessus, dans ce processus, j’ai le plus souvent collé des textes incohérents, pour mieux mettre en lumière l’idée d’origine de la chanson. La plupart de ces fragments de textes n’ont pas de base dans ce que nous considérons être la réalité. Ce n’est que bien après, en écoutant, que l’oreille commence à former des motifs avec les mots. Un peu comme ce que fait l’œil avec les étoiles ou les nuages. »

Cette activité peut s’avérer apaisante. Comme l’atmosphère dans laquelle baignent les onze titres de ce nouvel album. Un disque bluesy, jazzy, folk et un peu rock (du désert, avec « Unforgivable »), sur lequel l’auteur se fait parfois crooner.

The Coincidentalist sort sur New West Records. Un label américain, une fois n’est pas coutume, pour l’homme de Tucson, Arizona. Qui n’aime pas la procédure : chercher une firme de disques, ça l’ennuie ! « Les précédents sont sur un label basé à Londres (Ndlr : Fire Records). Des gens super, qui vont sortir mes albums solo dans un box (Ndlr : Little Sand Box, disponible en janvier). C’est gentil de leur part ! Ils ont aussi édité tous les anciens albums de Giant Sand. Je les aime beaucoup, ils sont géniaux, mais ils sont fous, de sortir ces disques ! Et ils ont un problème par rapport aux États-Unis, comme beaucoup d’autres labels d’ailleurs. Ce n’est pas de leur faute : ils sont dans un autre fuseau horaire. Quand je me lève le matin, je commence tout de suite par les e-mails, parce qu’eux sont sur le point de rentrer à la maison. Ou c’est l’inverse : quand ils commencent à travailler, je vais me coucher ! »

Cela dit, Howe Gelb aime l’Europe. Il s’y trimballe grosso modo depuis 1986. « J’ai trouvé ma femme en Europe, au début des années 90. J’ai eu un de mes enfants ici aussi… J’aime tourner ici, pour diverses raisons, mais en vieillissant, je me rends compte que je ne peux plus voler autant. » Faites le calcul : il est né en 56… « Il me faut trop de temps pour me remettre. Les compagnies aériennes sont sympas avec moi : comme j’ai beaucoup voyagé, elles continuent à me donner des upgrades, et je me retrouve parmi ces gens qui ont plein d’argent. Ces businessmen… Je suis un gitan qui voyage beaucoup ! Mais même dans ces conditions, j’ai besoin de trop de temps pour me remettre du jetlag. Donc, trouver un label qui travaille aux Etats-Unis, qui puisse comprendre comment il se fait que j’ai passé ici ces 10 ou 20 dernières années, ça me paraissait important. »

Et c’est là qu’intervient la coïncidence… Février 2013 : Howe Gelb est supposé décoller de Belgique après ses concerts en solo. Direction les Etats-Unis. Mais il est souffrant, alors il décale son départ d’un jour… « Dans la file, à l’escale à Londres, j’entends quelqu’un qui m’appelle par mon nom. Le type se présente : « Gary Briggs, de New West Records. » Voilà comment je l’ai rencontré. Et comment on a décidé de sortir ce nouvel album. La coïncidence ! »

Ce qui nous amène au titre du disque : The Coincidentalist. Drôle de métier : ça fait quoi, un « coïncidentaliste » ? « Il peut déterminer la signification des coïncidences, même si c’est moins important. Mais il sait en tout cas les lire, comme d’autres lisent dans les feuilles de thé… »

Il s’interrompt. Me présente la fille qui vient de s’installer à la table à côté : « Tu as déjà rencontré Maggie (Ndlr : Maggie Björklund, aussi guitariste au sein de Giant Sand) ? Tu as déjà entendu sa musique ? C’est… woaw ! »

Retour aux coïncidences… « J’ai fini par réaliser qu’il y avait assez de coïncidences qui me faisaient faire les bonnes choses, m’indiquaient la voie à suivre. Et que s’il n’y en a pas… je ne sais juste pas par où aller. Alors, je déprime ! »

Giant Sand (dont sont issus Joey Burns et John Convertino de Calexico), OP8, The Band of Blacky Ranchette, Arizona Amp And Alternator : pas de quoi déprimer, en 30 ans et des poussières, Howe Gelb aura multiplié les projets et enregistré à tours de bras. Ça lui arrive parfois de jeter un œil sur le passé… « J’ai l’impression que c’est quelqu’un d’autre qui a fait la plupart de ces choses. Amusant, comme impression… Je ne suis pas très ambitieux. J’aime être paresseux, mais c’est difficile, d’être paresseux. Ça demande du travail. C’est une forme d’art. Elle n’est pas encore appréciée ni comprise partout… »

Qu’est-ce qui est de l’art ? Qu’est-ce qui est de l’entertainment ? Où se situe la ligne entre les deux ? Tout dépend toujours de qui pose la question. La beauté est dans l’œil de celui qui regarde… « C’est aussi valable pour ce que tu entends, la musique que tu écoutes. Tu sais que tu fais de l’entertainment si cela efface le temps pendant que tu es occupé, si cela ne renvoie pas à la gravité des choses. Si tu es plein d’entrain et de bonne humeur, alors tu es probablement en train de faire de l’entertainment. Ou au moins de distraire. De la réalité. Du poids du monde. »

Howe Gelb a une théorie à propos de la musique. « Ce n’est pas quelque chose qui m’occupe l’esprit en temps normal, mais je considère que la musique doit évoluer. Comme elle l’a toujours fait. A l’origine, quand l’homme a commencé à enregistrer, les gens ont été détournés de l’évolution et se sont trop concentrés sur les enregistrements. Un enregistrement, c’est juste un instantané, un moment figé dans le temps de cette évolution. Si tu t’attardes trop sur l’enregistrement, tu peux l’apprécier, comme une image, mais tu t’enfermes, tu ne te préoccupes plus de l’évolution, quelle qu’elle soit. Et ça devient artificiel, parce que la musique a toujours été conçue pour… changer. Chaque jour. Chaque nuit. Chaque fois que tu prends ton instrument. »

« Dans le temps, reprend-il, avant que les enregistrements n’existent, les gens entendaient quelque chose, essayaient de le rejouer eux-mêmes et le modifiaient instantanément et inévitablement, parce qu’ils n’avaient rien pour le recopier. C’est ça, la nature de la musique. Ça l’a toujours été. Et quand tu penses avoir développé quelque chose de bon, tu le lègues à un musicien plus jeune… Je dirais que j’ai laissé les choses changer, je n’ai jamais bloqué le changement, de concert en concert. Quand j’étais plus jeune, je voulais que ça change plus que ça. Drastiquement. En vieillissant, je me suis mis à apprécier cet effort fait pour que ça ne change pas, pour que le concert de ce soir provoque les mêmes sensations que celui de la veille. »

Giant Sand a aujourd’hui été rebaptisé Giant Giant Sand. Une allusion comique au fait que ce collectif en constante évolution a eu ces derniers temps tendance à considérablement s’élargir. Paradoxal, quand on aimerait ralentir les choses, freiner l‘accumulation. « Le groupe reflète cette éthique du changement constant. Il y a deux ans, j’ai été surpris de voir qu’il avait doublé de taille. Et si ça se trouve, l’an prochain, je la doublerai encore. Ce sera bien d’y inclure les Gypsies (Ndlr : A Band Of Gypsies, les Andalous avec lesquels il a enregistré Alegrias en 2010). Et la chorale gospel. Ça fera un groupe de 24 personnes ! » Le sourcil noir redevient ironique : « J’essaie de tuer le groupe en le faisant trop grossir. En le faisant exploser de surpopulation, comme la planète. Mais la mission n’est pas encore accomplie ! » Il en revient à l’essentiel : « Un plan, c’est un confort illusoire, un frein. Si tu planifies, tu dois t’en tenir au plan, mais ça ne marche jamais ! »

Didier Stiers

 

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