Les news inutiles #54: David Bowie, le mythe du vampire

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Alors qu’arrive (le 17 novembre) une rétrospective de ses cinquante ans de carrière et un nouveau titre (d)étonnant, focus sur les différentes métamorphoses de l’artiste aux mille visages.

C’est quoi, dans le fond, la malédiction du vampire? C’est de traverser les siècles, l’Histoire, sans vieillir, sans même prendre une ride. Et ainsi être obligé de s’adapter aux moeurs, aux styles et aux goûts de chaque époque afin de s’y fondre, incognito. De comprendre le zeitgeist, l’ère du temps, pour se l’approprier. Là est le génie du vampire! Et c’est aussi celui de David Bowie. Décryptage en huit temps.

1. De David Jones à David Bowie (1962-1969)

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David Bowie, né David Robert Jones à Brixton (banlieue ouest de Londres) le 8 janvier 1947, commence sa carrière au début des années 60. Pour autant, le Swinging London et la vague hippie se passeront sans lui. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé! Il jouera dans plusieurs groupes (Davie Jones & The King Bees, The Konrads, The Riot Squad…), sortira son premier album solo durant la fameuse année 1967, mais rien n’y fait, l’ambitieux jeune homme reste sous le radar… Bowie se cherche. Il se réfugie dans un monastère, suit des cours de mime, s’adonne au bouddhisme… Il se cherche d’autant plus que celui qui a été son modèle jusqu’ici, son demi-frère Terry, est interné pour schizophrénie. Tout au long de sa carrière, Bowie jouera à se dédoubler, comme pour mieux éloigner des symptômes dont il a lui aussi peur d’être atteint. Son premier personnage, il le trouvera dans la science-fiction tendance métaphysique de 2001, Odyssée de l’Espace. En 1969, « Space Oddity » et l’histoire du Major Tom se perdant dans l’espace devient son premier tube.

Intelligentsia: Pourquoi David Bowie? Parce que Davy Jones, le chanteur de Monkees, prenait trop de place dans le milieu. Il a donc pris le nom d’un héros de la révolution texane du XIXe siècle, James Bowie, devenu une figure du folklore américain.

2. Ziggy Stardust et la planète glam (Londres, 1970-1973)

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A partir de « Space Oddity », Bowie comprend deux choses: 1. que le rock se perd tout doucement dans la complexité, 2. que l’image associée à la musique prend de plus en plus d’importance. Il mettra cela en pratique sur ses deux albums suivants (The Man Who Sold The World et Hunky Dory) en jouant un rock direct tout en mettant en avant un look androgyne provocateur pour la prude Albion du début des 70’s (la pochette de The Man… en particulier, montrant Bowie, cheveux longs, en robe, couché sur un sofa « comme une Lauren Bacall », selon Rolling Stone de l’époque, marquera les esprits). La voie est libre pour Ziggy Stardust.

Avec Ziggy, Bowie dévoile son talent unique de concepteur et pousse la chose rock hors de ses frontières. Il le fera durant toute sa carrière: Bowie crée à partir des formes artistiques les plus diverses. Ziggy, c’est du théâtre contemporain, du music hall, un peu de mime, un story-telling de cinéma et une image folle: tenues extravagantes, androgynie, paillettes et science-fiction. L’oeuvre est totale, ce n’est plus simplement du rock, c’est le personnage même de Ziggy, Bowie métamorphosé en pop star extra-terrestre, sa vie devenant son oeuvre 24h/24, tel un Dorian Gray de l’ère pop.

Résultat, Ziggy/Bowie devient un phénomène socio-culturel chez les ados britanniques. Le dernier concert de la tournée à l’Hammersmith Odeon de Londres le 3 juillet 1973 mettra fin à l’aventure Ziggy Stardust et laissera Bowie superstar mais aussi sur le carreau, absorbé par la vie en rock et le star system.

Intelligentsia: C’est à cette époque que Bowie reprend « Amsterdam » de Jacques Brel. Logiquement, il demande d’organiser une rencontre. Réponse du Grand Jacques: « J’en ai rien à foutre de rencontrer cette tapette anglaise! » 

3. Le funky white boy (Etats-Unis, 1974-1976)

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La Grande-Bretagne désormais à ses pieds, Bowie s’attaque aux Etats-Unis. Pour ce faire, la nouvelle direction prise est celle de la musique noire alors à la pointe du cool, mais encore très communautarisée. Comme toujours, Bowie goûte l’eau avant d’y plonger. La première étape, Diamond Dogs, est un hybride entre rock et funk autour d’un storytelling basé sur le 1984 de George Orwell. La deuxième, Young Americans, franchement funky et chic, offrira à Bowie son premier numéro 1 aux Etats-Unis (« Fame » coécrit avec John Lennon) ainsi que la position envieuse de premier artiste blanc à atteindre la première place des charts R&B réservés à la musique noire aux Etats-Unis. Mission accomplie.

Sauf que dans un même temps, Bowie, reclus dans sa villa de Hollywood, est tellement paranoïaque qu’il est persuadé d’être poursuivi par des forces maléfiques. Le nez perdu dans la poudreuse, il vide l’eau de sa piscine pour y inscrire des pentagrammes de protection face aux démons et cache son urine dans le congélateur afin de… Pour quoi au juste? Disons juste que Bowie est au bout du rouleau. Entre ses différentes incarnations à tendance schizophrène, sa parano aigüe, ses propres albums, les productions pour ses pairs (Lou Reed, Iggy, Mott The Hoople), quelques rôles au cinéma (The Man Who Fell To Earth) et une situation conjugale qui s’assombrit, Bowie n’est plus qu’un spectre cocaïné qui prépare son retour en Europe. Question de survie.

Intelligentsia: selon la légende, c’est à cette époque que Bowie fait ses premières armes dans le monde de la finance, à l’insu de son plein gré, en renflouant sensiblement le capital national de la Colombie…

4. L’avant-gardiste (Berlin 1976- 1979)

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Son désir d’Europe, Bowie l’enregistre sous le titre de Station To Station sans en avoir aucun souvenir – le disque est pourtant un chef d’oeuvre de funk blanc précurseur de la new wave à venir. Désormais fasciné par l’expressionnisme allemand et la scène krautrock tout en vivant dans une réalité parallèle en permanence, il fait son retour à la gare Victoria de Londres en faisant le salut hitlérien. Le tollé est général. Pour se ressourcer, Bowie se réfugie à Berlin, dans le quartier turc de Schöneberg qui fait face au Mur. C’est là, en compagnie d’Iggy Pop qu’il a sorti de l’hôpital psychiatrique, qu’il fait table rase du passé et repart de zéro.

Profitant de l’austérité de la ville et de l’anonymat qu’elle lui offre, Bowie superstar se change en artiste d’avant-garde. Cette seule année 1977, il sort trois albums (The Idiot d’Iggy Pop, Low et Heroes) de pop expérimentale inspirée par les groupes allemands de l’époque (Neu!, Kraftwerk, Can) et les maîtres de la musique contemporaine comme Stockhausen. Son public et sa maison de disques sont désarçonnés. Pourtant, ces disques influenceront plusieurs générations de groupes pop et électro (Sonic Youth, Primal Scream, U2, Radiohead, Aphex Twin,…) et lui permettront de se refaire une santé mentale et artistique. « Berlin est une ville où il est facile de se perdre, et aussi de se trouver (…) Ces disques constituent mon ADN », dira-t-il plus tard.



Intelligentsia: Il était question que Bowie collabore avec Neu! sur ses albums berlinois. Mais il semblerait que quelqu’un dans l’équipe de Bowie ait fait capoter l’affaire, considérant que les ventes étaient suffisamment misérables pour rajouter des musiciens allemands d’avant-garde aucunement prêts à faire des concesssions dans l’histoire.

5. Superstar to megastar (1980-1994)

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Régénéré, désormais installé en Suisse avec son fils, Bowie s’attelle au dernier challenge qu’il n’a pas encore relevé: devenir une superstar mondiale. L’époque est à la starisation, au dollar-roi et au culte de l’image qui va atteindre son (premier) paroxysme avec MTV et le clip vidéo (Bowie a pu tester du pouvoir et des possibilités artistiques de ce nouveau média avec « Ashes To Ashes » en 1980). Bref, c’est le moment de devenir une marque commerciale. Ce sera donc Let’s Dance, sa production Nile Rodgers, ses trois tubes et sa tournée gigantesque. Let’s Dance n’est pourtant pas l’album putassier tel qu’il est souvent décrit, mais il était calibré pour cartonner, et il a cartonné. « D’un côté, c’était génial, mais de l’autre, ça m’a coincé dans ce sens que ça a mis à mal mon intégrité ».

Et pas qu’un peu… Car dans les années qui suivent, histoire de rentabiliser sur le succès, Bowie se fourvoie dans le mode de vie jet set des nouveaux aristocrates du rock, entre disques insipides (Tonight, Never Let Me Down) et autres tournées au gigantisme sponsorisé. Il boit le calice jusqu’à la lie, joue le jeu des années Reagan à fond les ballons: duos horripilants (« Dancing In The Street » avec Mick Jagger et son clip qui frôle l’insulte au genre humain), petits rôles au cinéma, contrats juteux… En clair, Bowie se concentre sur l’aspect commercial de sa carrière, et plus du tout sur l’aspect artistique. Une période qu’il qualifiera lui-même plus tard de ses « années Phil Collins ».

Intelligentsia: dans un entretien aux Inrocks en 1993, Bowie s’explique sur ses années Phil Collins: « Jusqu’à Let’s Dance, je n’avais jamais gagné d’argent. J’étais totalement irresponsable, ça ne m’intéressait pas de savoir combien je gagnais et qui, finalement, se mettait cet argent dans les poches. En 1983, j’ai décidé que j’en avais assez d’être la poule aux oeufs d’or. A mon tour, je voulais en profiter ».

6. Tin Machine (1989-1992)

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Alors qu’il se fourvoie dans les joies du succès de masse, vivant de ses rentes sans trop s’occuper du reste, Bowie découvre les Pixies et comprend que les années jet set touchent à leurs fins. A nouveau excité par la musique, il forme Tin Machine, un groupe à l’ancienne, toutes guitares dehors. Bowie et le retour du punk? Evidemment, Bowie n’avait plus l’autorité pour prêcher le retour des guitares sales et crasseuses! La cote du personnage étant alors au plus bas, tout le monde lui rentre dedans, de qui se moque-t-il, ce chanteur de variété, ce vendu au grand capital!?… Reste que Bowie retrouve ici sa vista: deux ans plus tard, Nirvana décroche la timbale avec Nevermind

Intelligentsia: Entretien aux Inrocks, 1993: « J’ai été déprimé le jour où j’ai appris la séparation des Pixies. Quel gâchis… Je les voyais devenir énorme. Le jour où j’ai entendu Nevermind de Nirvana pour la première fois, ça m’a vraiment mis en colère. Cette dynamique de chansons, ils l’ont entièrement piquées aux Pixies. J’aurais tellement voulu que ce soit eux et Sonic Youth en haut de l’affiche. Mais les premiers ont splitté et les seconds acceptent trop de compromis ».

7. Jeune homme de 50 ans (1995-2003)

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La nouvelle avait de quoi choquer le fan adolescent de rock alternatif. En 1995, nous apprenions que Nine Inch Nails allait tourner avec… David Bowie! « Uh? Le type qui chante avec Tina Turner? Sérieux?! » L’affaire méritait d’être creusée. Si Trent Reznor se compromettait avec tel personnage peu fréquentable, c’est qu’il y avait une bonne raison! La raison, c’était Outside, le nouvel album du maître aux sonorités froides et industrielles qui a bien calmé nos ardeurs de révolutionnaires en short! Un an plus tard, Bowie virait drum n’ bass avec Earthling et là où 99% de ses pairs quinquagénaires s’adonnant à de la musique de djeuns en seraient repartis avec crachats et huées, lui n’inspirait que le respect et… impressionnait.

A l’approche de la cinquantaine, Bowie s’offre une deuxième jeunesse et une nouvelle génération de fans. Il se fond dans les années 90 alternatives comme si elles lui appartenaient, est un des premiers artistes à proposer un nouveau titre sur internet (« Telling Lies » en 1996) et sa cote remonte en flèche. Ce dont il profitera le temps de quelques albums plus (Heathen en 2002) et moins (hours… en 1999, Reality en 2003, pas foncièrement mauvais mais peu significatifs) réussis. Après quoi, il se retire sans mot dire…

Intelligentsia: A l’occasion de ses 50 ans, qui coïncidaient avec la sortie d’Earthling, le 8 janvier 1997, David Bowie s’est offert un concert au Madison Square Garden de New York avec un casting de choix… Franck Black, Foo Fighters, Robert Smith, Billy Corgan, Sonic Youth et Lou Reed. La star de la soirée restant néanmoins Bowie, restons sérieux!

8. L’homme qui ne mourra jamais (2013 – …)

David Bowie

Dix ans durant lesquelles la technologie, l’industrie musicale, les relations sociales, tout s’est transformé, accéléré, mondialisé… De Hong Kong à Buenos Aires, tout le monde est au courant de la même information à la même minute. Tout se sait, tout se dit, tout s’oublie aussi vite. Sur Bowie, par contre, on ne sait rien. Des rumeurs se propagent… Lui se tait, se terre… Et puis, alors qu’on a fini par l’oublier, il réapparaît. A l’époque du tout communicateur et du culte de la nouveauté, lui joue pour la première fois de sa carrière la carte nostalgique, passéiste, auto-référencée. Et ne dit toujours rien. Comme les Daft Punk, en allant à l’encontre des codes en vigueur, Bowie se place au-dessus de la masse. Et s’approprie l’époque. Il sort un disque auto-référencé qui annonce la suite, The Next Day

La suite? Une compilation rétrospective… comprenant un nouveau titre… qui le voit explorer de nouveaux territoires. « Sue (Or In A Season Of Crime) », entre jazz expérimental, pop d’avant-garde et BO de film, sept minutes qui en appellent d’autres.

A 67 ans, David Bowie est sans âge. Il se nourrit du présent. Le temps lui appartient.


David Bowie – "Sue" extrait de l'album Nothing… par GQFrance

Intelligentsia: « Le temps n’existe pas »

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Journaliste lesoir.be

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