« Ypres », le dernier album en date de Tindersticks, est fait de la musique qui « habite » les salles de l’In Flanders Fields Museum.
Rien à voir avec ce qu’il a déjà pu écrire pour Claire Denis, rien à voir non plus avec de la musique pour installations : dans le chef de Stuart Staples, Ypres est une première. Qui a obligé l’homme de Tindersticks à réfléchir autrement. « C’est de la musique pour un bâtiment, où l’auditeur circule. Ou plutôt, pour l’auditeur qui entre dans le bâtiment et devient une partie du processus de fabrication de l’expérience. »
Dans ces conditions, le disque n’est-il pas un peu « secondaire » ?
Oui, dans la mesure où je voulais conserver chacun des éléments musicaux à part et les mixer dans les espaces du musée. C’est ce que nous avons réussi à faire, en profitant de trois jours fériés. Nous sommes allés dans chaque espace du musée, voir où devait se faire la première balance, où les mixes pouvaient s’opérer progressivement… Après, je me suis dit qu’une version stéréo ne serait peut-être pas mal, et puis on m’a poussé à faire figurer cette musique sur un disque. Voilà, c’est un peu l’aboutissement de tout un élan…
Mais ne passe-t-on pas à côté d’une partie de l’expérience ? Chez soi, il n’y a « que » le disque, finalement…
Nous sommes d’accord, mais quand il s’agit de musique, vous pouvez rêver votre propre rêve, vous voyez ? C’est de toute manière ce qui est génial avec la musique : son ouverture, en considérant ce qu’elle vous fait ressentir.
Vous expliquez avoir voulu vous débarrasser au préalable de toutes les images que vous pouviez avoir de la Grande Guerre… Lesquelles, en fait ?
Je ne veux pas nier ou réduire l’importance de ces images, et je sais bien qu’en Angleterre notamment, certains y sont très sensibles. Mais je voulais trouver quelque chose qui puisse m’inspirer. Et dans le cas présent, il s’agit de ces sculptures de Käthe Kollwitz qu’on peut voir au cimetière allemand de Vladslo. Elles incarnent en quelque sorte ce que l’on éprouve quand on perd un être cher. Ça m’a parlé, et à partir de là, j’ai pu commencer à penser à de la musique. On a tellement parlé de ces « morts pour la patrie », de ces « morts glorieuses »… Sur un plan purement créatif, ça ne m’inspire pas. Par contre, il se passe quelque chose, quand vous regardez ces statues, que vous savez que leur fils (NDLR : celui de la sculptrice) est enterré là. Le sentiment devient irrépressible : j’ai eu l’impression qu’elle m’a transmis quelque chose qui m’a aidé à écrire cette musique. Tout est parti de là.
Vous avez travaillé quasiment en duo avec Dan McKinna ?
Je me suis intéressé à cette écriture dans laquelle on ne sépare pas les groupes d’instruments. C’était nouveau pour moi. Heureusement, nous avons avec nous quelqu’un qui comprend ce genre de choses. Donc oui, j’ai pu m’asseoir avec Dan McKinna et voir comment ça fonctionne, comment avancer là-dedans. Je voulais que la base soit d’une certaine manière discordante, quand les notes sont proches, et que ça soit harmonieux quand elles sont plus éloignées. Après cette visite à Vladslo, je me suis mis au piano, et j’ai cherché à traduire tout ça sur le clavier. J’ai enregistré sur mon téléphone, dans un premier temps… Je ne suis pas quelqu’un qui comprend la mécanique de la musique, au sens classique du terme. Dan, qui joue de la basse dans le groupe, a ce savoir, cette compréhension, et quand il s’agit d’échanger des idées, de les faire rebondir et aboutir, c’est un très bon partenaire.
En 95, vous étiez déjà à Ypres, en concert avec Tindersticks dans la cathédrale. Pour vous, l’endroit est évocateur à plus d’un titre…
Oui, mais qui aurait pu dire que nous reviendrions pour ceci, que ça ne se limiterait pas à ce concert ? En 2010, nous avons aussi joué à Dranouter, qui n’est pas très éloigné, et nous avons logé à Ypres. Je me suis promené dans la ville, à l’époque. C’est un endroit étrange… Pas comme tel, mais quand vous connaissez l’histoire, que vous recommencez à y penser, c’est tellement puissant… En somme, c’est un étrange entrelacs de circonstances et d’expériences. Quand on m’a proposé le projet, j’ai passé deux jours là-bas à en parler, mais aussi à apprendre de la part de Piet Chielens, le curateur du musée. Ça me plaisait, mais je ne voyais vraiment pas ce que je pouvais y apporter. Jusqu’à cette visite à Vladslo.
Propos recueillis par
Didier Stiers
YMdF1954
13 novembre 2014 à 9 h 25 min
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