Tricky, le dernier punk

Mardi, Tricky fêtait ses 47 ans. Il se produisait aussi sur la scène de l’Ancienne Belgique. Oh, le concert fut inégal, chaotique, naviguant entre le misérable et le sublime. Mais la soirée fut mémorable à plus d’un titre. Le dernier punk, c’est lui.

Certains asséneront que Tricky est dépassé. Que sa gloriole d’antan est depuis longtemps retombée. Qu’avec le temps, ses albums, sans être honteux, ont perdu en finesse et subtilité, ce qui les rend bien moins emballants que ses premiers essais. Tout cela n’est pas faux. Mais finalement qu’importe. Car Tricky reste une bête de scène. Un esprit possédé, qui chante et se meut comme un chaman des temps modernes. Une personnalité unique, inimitée car inimitable, le genre qui manque cruellement au paysage musical actuel. En clair, un artiste fascinant. Ce qu’il a une nouvelle fois prouvé mardi à l’AB.

1. « They used to call me Tricky kid… »

Dès l’entrée en scène dans la pénombre, cuir noir, double dreadlock sur crâne rasé, pétard et verre à la main, on sait qui préside la soirée. Pas l’AB, non – sa politique no smoking, ses 102 dB maximum, son couvre-feu, bref, ces petites normes de bien vivre ensemble qui rendent la vie plus simple et également tristement monotone… Non, ici, le patron, c’est Tricky. Et y a pas intérêt à le contrarier!

Ça commence avec « You Don’t Wanna », sa relecture du « Sweet Dreams (Are Made Of This) » de Eurythmics. Rythme lourd, grosse basse, batterie qui claque, guitare métallique. Groupe restreint (guitare, batterie, machines, nouvelle chanteuse…) tout en tension. On rentre d’emblée dans son monde. Parlons-en, justement, de son monde. On a beau lui avoir collé l’étiquette « trip-hop » sur le paletot depuis ses débuts, l’avoir comparé aux rappeurs américains, mis en avant ses origines jamaïquaines, la première partie du set prouve la chose suivante: Tricky est un enfant du (post) punk, de Wire aux Bad Brains, plus que d’aucun autre style.

Si bien qu’on en est là, dans cette salle plus décoincée qu’à l’accoutumée, au milieu d’un public réceptif qui acclame la bête comme il se doit. Niveau setlist, on reste sur les deux, trois derniers disques. Si pas les plus mauvais, pas les meilleurs non plus, mais c’est comme ça. Tricky a créé son propre label il y a deux ans, si bien qu’il fait ce qu’il veut, n’a de compte à rendre à personne, et de toute manière, n’a jamais été du genre à jouer ses tubes pour le plaisir du public. Ni « Hell is Round the Corner », ni « Tricky Kid », ni « Christiansands », rien de tout cela, donc.

En même temps, si l’un ou l’autre titre peut paraître un peu faiblard, la majorité sonne mieux que sur disque et on a aussi droit à une ou deux fulgurances qu’on n’avait pas vues venir, comme « Puppy Toy » (Knowle West Boy, 2008) et surtout « My Palestine Girl », dernier single du patron, morceau noir et explosif envoyé dans une version apocalyptique qui remet les choses à leur place, c’est-à-dire en 2015. Ajoutez à cela « Blacksteel » et « Overcome » tirés de Maxinquaye et la soirée est déjà remboursée.

C’est ensuite que les choses se gâtent… Problèmes techniques d’abord, problèmes de groupe surtout, font que la tension diminue, sauf chez le patron qui n’apprécie que moyennement que ses propres troupes ne suivent pas la cadence qu’il indique. Et il leur fait savoir. Sur scène, d’abord. Calmement. Puis après un ultime titre bâclé, remercie le public et s’en va. Et à cet instant, 22h06, on n’est pas certain du tout qu’il ait l’intention de revenir…

2. « …I live the life they wish they did »

… D’ailleurs, il ne revient pas. Cinq, dix minutes. Les lumières restent éteintes, le public gueule, mais rien ne bouge. On suppute qu’en backstage, ses musiciens sont en train de se faire engueuler comme du pus tandis qu’un responsable de l’AB vient lui réexpliquer les termes du contrat du type « on a payé pour 1h30, coco! » (On suppute…) Finalement, au bout d’un bon quart d’heure, Tricky remonte sur scène. Après quoi, le déluge… On avait prévenu, fallait pas contrarier le patron!

Ça recommence donc avec « Nicotine Love » (ou « Nothing’s Change »? Bref…) pour se terminer sur une espèce de jam chamanique interminable autour de « Vent ». Dès la reprise, on sent le groupe tendu. Genre, y a pas intérêt à foirer sous peine de… de? Résultat, le groupe est à la ramasse, mais alors, à la rue! Le patron a beau donner ses ordres, rien à faire… Alors on recommence. Montée lente, tension qui s’installe, explosion… Stop! On arrête! On recommence! De zéro! Jusqu’à ce que Tricky soit satisfait, se sente habité, retrouve ses démons et puisse enfin les expurger. A lui seul, il sauve l’affaire, à ce point possédé qu’il est fascinant à observer.

Le rituel est en cours depuis une bonne dizaine de minutes quand, à l’heure du couvre-feu, le patron appelle la moitié de la salle à monter sur scène tandis qu’il éructe ces mots: « Don’t want to be by myself! ». Une foule envahit le décor, chantant, dansant. C’est alors que Jean-René, extasié, trop heureux de se retrouver ici, par le plus grand des hasards, aux côtés du chanteur habité, tente d’immortaliser la scène par un selfie… Fou, qu’il est! Présomptueux! Inconscient! Le pauvre Jean-René n’a pas le temps de faire clic que le patron lui arrache son iPhone6 des mains pour le balancer au milieu de la fosse aux lions. Bye Bye, Love… Et pour ce geste, pour ce moment, pour tous ces concerts pollués par la lueur des smartphones et l’apathie qu’ils induisent de facto, merci Monsieur Tricky!

‘tendez! ‘tendez! Il en a pas fini! Jusqu’au bout! Tout donner! Jusqu’au bout! La sécurité de l’AB a beau faire redescendre tout ce beau petit monde, comprenez, on a déjà dépassé l’heure, c’est bon, « rentrez chez vous! », le groupe est toujours sur scène, la musique continue, le chanteur chante, et invite une nouvelle fois les gens à venir le rejoindre… Deux-trois y parviennent, la sécu intervient, se fait plus présente, pressante, insistante, fini de rire! Il faut abréger! La fête est finie! Terminée! Sur quoi le grand rideau rouge se referme alors que Tricky embarque la dernière groupie rebelle qui traînait encore sur scène dans les loges…

Joyeux anniversaire, patron!

DIDIER ZACHARIE

Photo: Lisbonne, Juillet 2012 © AFP


http://www.trickysite.com/

Journaliste lesoir.be

commenter par facebook

9 Comments

  1. leboutte philippe

    29 janvier 2015 à 8 h 00 min

    lol, j’ai bien aimé le coup du iphone. Bravo à Tricky d’être le dernier à bousculer le politiquement correct.

répondre

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *