Rumer entre dans la couleur pour se soigner

La chanteuse anglaise publie son troisième album, « Into Colour », produit par son compagnon américain Rob Shirakbari, connu pour ses travaux avec Burt Bacharach et Dionne Warwick. Rencontre à Londres

Rumer débarque dans les anciens locaux d’EMI avec son chien Alfie, un fox-terrier venant directement de l’Arkansas où vit dorénavant la chanteuse, née à Islamabad en 1979. Seasons of my Soul a révélé un bel univers féminin qui a séduit un million de personnes attachées à la douceur et au calme d’une musique intemporelle. On croit connaître Rumer, mais celle-ci révèle au cours de cette interview une vie et une personnalité très tourmentées.

« Boys Don’t Cry », l’album de reprises de 2012, est arrivé très tôt après votre premier album. D’habitude ce type de disques arrive plus tard…

Ce n’était pas parce que je n’avais rien à dire. Je voulais exprimer mon intérêt dans ce catalogue et le travail de ces gens. Pour moi, en tant que raconteuse d’histoires, c’est très ennuyeux de me limiter à ce que ressent une Londonienne de 35 ans. Ça m’intéresse d’écouter l’histoire racontée par un homme de 65 ans. Dans mon esprit, ce n’était pas un cover album avec son sens un peu péjoratif.

Vous avez décidé de quitter Londres pour vous installer aux États-Unis…

Ici, à Londres, ça n’avait rien de confortable pour moi. Je trouvais ça plutôt misérable. Le temps est choquant, surtout en hiver. J’avais beaucoup travaillé et j’avais besoin de m’enfuir, de partir. Trouver le soleil, me faire de nouveaux amis, vivre de nouvelles aventures, me prendre en main, vivre en Californie sans permis de conduire…

Quel âge aviez-vous quand vous avez quitté Islamabad ?

Quatre ans. C’était au nord d’Islamabad, dans un endroit protégé pour les étrangers. C’était plus une colonie internationale. Pas le vrai Pakistan. Mais ça reste de bons souvenirs car j’étais toute petite, je n’allais pas à l’école. Je n’étais pas surveillée tout en me sentant en sécurité. Les gardes et les soldats protégeaient l’enceinte. Le souvenir que j’en ai gardé, c’est un monde en noir et blanc. Les femmes en noir et des murs blancs. À part les bus, il n’y a pas beaucoup de couleurs. Non, je n’ai pas vu Homeland.

L’idée de ce disque, « Into colour », est justement de retrouver, en Californie, avant l’Arkansas, des couleurs…

Ça vient d’un ami irlandais qui a vécu beaucoup de drames dans sa vie. Il est venu un jour de pluie frapper à ma porte, avec des fleurs en main. Il était très déprimé. Et il m’a dit : « Miss Joyce. We’re going into colour. » Le disque est né de là. Cela représentait le changement pour moi.

En quatre ans, beaucoup de choses ont changé dans votre vie…

Oui. Tout a changé. Je ne suis plus la fille qui devait cumuler cinq boulots pour s’en sortir. Je me suis retrouvée du jour au lendemain dans un big business. Avec parfois des gens qui vous utilisent et ne font pas très attention à vous. Plus vous montez, dans ce milieu, plus ça devient sombre.

Votre vie semble plus heureuse aujourd’hui, avec Rob, chez lui en Arkansas. Est-il du coup plus difficile de trouver l’inspiration ?

Je n’ai toujours pas écrit de joyeuse chanson d’amour. Dans la chanson « I am Blessed », je dis aussi fuck you à celui qui n’arrête pas de me répéter que je suis gâtée par la vie. J’en ai marre des gens qui me disent que je suis heureuse alors qu’ils n’ont aucune idée de ce que je suis en train de traverser. L’argent n’a rien à voir avec ça. Et le succès, c’est énormément de travail et de fatigue, ce n’est pas une chance. Les gens ne se rendent pas compte de ça. Chanter demande tellement d’énergie… Nuits après nuits. Il y a de quoi être en burn-out et aller voir un psy.

Vous dites que vous étiez seule et perdue avant…

Complètement. Je ne suis pas particulièrement fragile. Je me suis renforcée, au contraire. J’ai vécu un temps dans un trailer loué dans Laurel Canyon, à Los Angeles, près d’une famille qui élevait cochons, chat, chien et serpent. J’étais leur invitée. C’est dans leur jardin que j’ai écrit la plupart des chansons. C’était paisible, des gens adorables…

Ce disque ne choquera pas vos fans. Il y a toujours le côté « Bacharach » avec, en plus, le petit côté disco de « Dangerous »…

« Seasons of my Soul » était l’album du chagrin, d’une fille qui se retrouve seule au monde après la mort de sa mère. Je n’étais pas stable. Je n’ai pas eu une enfance heureuse. J’étais en besoin d’amour et d’émotions. Je ne serai plus jamais cette fille. Je ne pourrai jamais mieux exprimer ces sentiments bien précis. Je suis plus résistante car je suis plus entourée aujourd’hui. J’ai de nombreux collaborateurs, le support de ma firme de disques. Les conditions pour ce disque étaient très différentes.

L’apport de Rob est très important. Dans votre vie comme dans votre musique. On peut presque parler d’un duo maintenant…

Oui, tout à fait. Steve, sur le premier, s’est montré très amical. Ici, on sent le lien qui me lie à Rob. Il joue du piano et je chante. Sur scène, il sera là aussi. C’est fusionnel. On l’entend, je pense.

Peut-on parler de votre album américain ?

Oui, tout à fait. RNB, gospel, soul… Tout ça s’y trouve. Il y a plus de spiritualité dedans. Je ne ressens pas le besoin de citer dieu. On est une nation païenne croyant en dieu. La religion est stupide car elle limite. C’est une honte de limiter la spiritualité existant entre deux êtres. Les fanatiques salissent tout.

Vous vivez en Arkansas, un État traditionnel de la « Bible Belt ». Le ressentez-vous ?

Oui. Avec des fondamentalistes armés en plus. Le plus déroutant est que lorsque vous rencontrez ces gens, ils sont adorables. Tout ce que je vois, là où je vis, ce sont des femmes passant leur temps à prier, à rendre service, à faire la charité, à aider les sans-abri. C’est la charité dans le vrai sens chrétien même si tout cela cache sans doute une bonne dose d’hypocrisie. Mais c’est très plaisant d’être entourée de ces gentilles femmes. Vous passez une bonne journée.

Vous préférez ça au statut de star dans sa tour d’ivoire…

La communauté, c’est tellement important. Je me suis un peu impliquée d’un point de vue artistique. J’en ai besoin. J’aime travailler en équipe.

Quand vous revenez à Londres, vos sentiments doivent être très mélangés…

Oui. Je suis contente de retrouver mes amis, la famille. Et en même temps me manquent les paysages américains. La sensation physique de pouvoir prendre votre voiture et d’aller si loin sans passeport est incroyable. Six mois en Angleterre et en Europe, c’est long, mais il y a la tournée en février et mars et puis retour aux États-Unis en avril.

Vous êtes très populaire maintenant en Amérique…

Je ne sais pas, on verra. Je n’ai jamais été quelqu’un qui veut être numéro un. La course ne m’intéresse pas plus que le statut de vedette. Contribuer à l’art, oui, du mieux que je peux. C’est mon ambition. Faire le meilleur album possible, distribué partout, être connecté avec un public, oui. Mais la célébrité, je la fuis plutôt. L’argent vous apporte la liberté, mais la célébrité vous détruit. Je suis heureuse qu’on ne me reconnaisse pas dans la rue.

Faire ce métier, s’exposer, est souvent en contradiction avec le caractère renfermé de certains artistes…

Je ne sais pas si c’est un choix. J’ai d’autres talents. Je peux écrire, je suis bonne en production, en marketing, en business. J’aime ça. Développer des scripts, produire un film, aider des artistes… Ça m’intéresse. Raconter des histoires est ce qui m’intéresse le plus. Écrire mes mémoires me plairait. Ce serait intéressant de raconter mon expérience.

Vous disiez avoir dû surmonter une sorte de résistance au fait de revenir avec un nouvel album… Ce dont parle la chanson « Dangerous »…

Oui. Je ne voulais plus continuer. Je voulais tout abandonner. Malgré le succès, j’étais malade. En raison de traumatismes non résolus, de problèmes psychologiques… J’ai dû beaucoup travailler là-dessus après. Je n’ai pas eu le temps avant cela. La musique est une thérapie, mais pas suffisante. J’ai dû suivre une psychothérapie pour aborder tous mes problèmes. Je suis très vulnérable. Je suis vite effrayée par les médias et très sensible aux critiques. Pour la scène, je me demande encore comment je fais pour supporter cette anxiété et cette peur que je tente en vain de prévenir avec d’interminables répétitions. Je suis terrifiée. Je me sens comme écrasée par une tonne de briques. Cette année, le fait d’avoir Rob à mes côtés va m’aider à supporter ça. J’aime les gens heureusement. Mais c’est vrai que j’ai peur de mon boulot. Il me fatigue et me stresse. Je ne suis pas quelqu’un de normal car je me demande encore pourquoi je m’inflige tout ça. Mais ça va un petit peu mieux. Je le fais parce que je crois que ma vie serait encore pire sans ça.

Propos recueillis à Londres par

THIERRY COLJON

Rumer sera en concert le 9 mars à l’AB.


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