Cinq ans après « Château Rouge », Malik publie « Scarifications » produit par Laurent Garnier qui avait déjà réalisé la musique de son film « Qu’Allah bénisse la France »
Qu’Allah bénisse la France. Le livre est devenu un film qu’il a réalisé sur la base de son scénario, prolongé ici par le disque. Abd Al Malik se raconte une nouvelle fois, passionnément…
En écoutant le disque, on repense au film. Même producteur, mêmes thèmes abordés…
L’album a été fait en même temps. Quand je suis retourné dans la cité pour tourner, je suis resté un ado. J’ai revu d’anciennes connaissances. J’ai découvert les enfants de ceux qui étaient proches de moi mais qui sont morts. Tout ça m’a plongé dans des états… Le soir du tournage, je rentrais et j’écrivais. C’était comme une visitation de ma nuit intérieure.
La situation, dans le Neuhof de Strasbourg, s’est-elle améliorée ?
Je ne l’ai jamais vraiment quittée, la cité. Je revenais régulièrement, même si c’est différent d’y vivre, comme ce fut le cas pour le tournage. Dans la forme, les choses se sont améliorées. Nous, on était très coupés du centre-ville. Maintenant, il y a le tramway qui entre dans la cité. Il y a eu un effort. Après, les mentalités, sur certaines choses, se sont durcies. Repeindre un immeuble ne suffit pas. Il y a d’autres choses à faire.
« Scarifications » est-il la fin d’un chapitre autobiographique ?
Quel artiste ne revient-il pas sur son histoire ? On y revient toujours d’une certaine manière mais néanmoins, j’ai l’impression qu’avec le film et tout ça, c’est la fin d’un cycle. Il y a toujours des cycles de dix ans dans ma vie. Dix ans avec N.A.P, de 1994 à 2004, année du premier album solo. Ensuite, en 2004, j’écris le livre qui devient un film en 2014. Et là, comme si la boucle est bouclée, je suis en train de passer à autre chose. Je ne sais pas trop quoi… Tout est lié pour moi. Mais je ne sais pas si je serai aussi frontal autobiographiquement parlant.
Vous avez choisi l’acteur belgo-congolais Marc Zinga pour jouer votre rôle…
Je l’ai découvert avant Les rayures du zèbre. Je l’avais vu sur Canal+ dans Mister Bob, un téléfilm où il jouait Mobutu. Peu de temps après, je l’ai vu au théâtre jouer Lumumba, dans Une saison au Congo.
Sur ce disque, on retrouve la famille : votre épouse Wallen, votre frère Bilal, votre ami d’enfance Mattéo Falkone…
Entre nous, on se raconte une blague : Abd Al Malik n’existe pas. C’est une somme de personnes, un collectif. Il y a un peu de ça. Après, il y en a un qui doit se sacrifier pour mettre sa tête sur le disque et je me sacrifie. Mattéo est un rappeur fabuleux. Il a une éthique dans sa manière de faire. Il ne recherche pas la notoriété. Wallen est spéciale. On ne lui dit pas ce qu’elle doit faire, on ne lui parle pas de timing. Elle fait un album quand elle le sent même si elle en doit à sa firme de disques. Elle est comme ça. La liberté, pour elle, est ce qu’on a de plus précieux.
Très beau titre, « Scarifications »…
Il y avait cette idée de dire qu’on parle des scarifications rituelles ou des automutilations, dans les deux cas on parle de cicatrices, de la possibilité de dépasser, de transcender la douleur, la souffrance. Depuis longtemps, je dis que le déterminisme n’existe pas. La scarification, c’est dur comme notre époque, le monde d’aujourd’hui. Obscur et sombre. Mais la démarche consiste à dire qu’on ne doit pas se laisser contaminer par ce monde dur et sombre. On est tous porteurs de lumière, on doit se battre pour ça, sans être dans le déni.
Un autre grand « scarifié de la vie », c’était Daniel Darc qui donne son titre à un très beau texte…
Je l’ai bien connu, c’était un frère pour moi. Quel grand poète, c’était ! Je l’aimais énormément. Je voulais lui rendre hommage et en même temps, pour moi, c’était l’archétype du poète maudit, quelque chose de très français. Est-ce que l’art vaut tous les sacrifices ? Les artistes forment une communauté. Ils sont humains jusqu’au bout, pour le meilleur et pour le pire. Il n’y a pas de demi mesure.
Le dernier titre s’appelle « Juliette Gréco », qui vous adore vraiment, elle nous l’a encore répété cet été…
Juliette, je l’aime. C’est ma marraine dans le métier. Elle m’a porté, elle m’a poussé. C’est une femme incroyable. Elle nous a appris à tous, de façon consciente ou non, que nous les artistes, on doit avoir le courage d’être nous, que notre force est notre propre singularité. Juliette a véritablement inventé la femme moderne.
« Allogène (j’suis un stremon) » ouvre le disque, parlant de tous ceux qui se sentent rejetés…
Qu’importe les mots. Ce qui importe, c’est la réalité vécue derrière. Qu’est-ce qui bouge à l’intérieur ? Il ne faut jamais oublier qu’on vient d’endroits différents, avec des histoires différentes. Mais on a quelque chose en partage qui est fabuleux et qu’on ne magnifie jamais assez, c’est notre humanité. On est des êtres humains, on aime pareil, on a envie de s’épanouir pareil. On a envie d’avoir une vie de famille… Il ne faut jamais oublier ça quand on est en face de l’autre. Nous, c’est l’autre. On aspire tous au même bonheur. Notre rôle à nous, les artistes, est de rappeler ça.
La collaboration avec Laurent Garnier est très forte. C’est plus qu’une simple production…
J’ai grandi à Strasbourg et, gamin, j’allais dans des clubs allemands aussi. Très tôt, j’ai su qui était Laurent Garnier. En 2006, on jouait à Paris deux soirs de suite. On nous dit que Laurent Garnier est venu les deux fois. Il nous a dit qu’il nous passait dans ses émissions de radio, etc. Quelques mois après, on jouait à Montreux et lui aussi. Il nous a demandé de rester pour faire un morceau avec lui sur scène. C’était en 2007. Il s’est passé un vrai truc en plus de la rencontre humaine. On s’est promis de travailler ensemble. L’an dernier, avec Bilal, on voulait reproduire cette ambiance des clubs de la région. On a pensé à Laurent. C’est de lui que vient l’idée de faire un disque. Moi, je n’y pensais pas.
On pense à «Play Blessures » de Bashung et Gainsbourg. « Scarifications » est sans compromis, sans concession, le ton est dur…
Si c’est agressif, ce l’est comme la vie. Mais toujours avec cette volonté de ne pas se laisser dépasser par cette agressivité du monde. Il y a toujours l’espoir que ça peut bouger. On doit garder le cap et aller vers la lumière…
Et côté projets ?
Même s’il n’est pas sûr qu’on ira sur scène ensemble, on prépare avec Laurent le spectacle qui sera entre la rave party, le concert et l’installation. Depuis que je suis gamin, il y a trois médiums très importants pour moi : la littérature, le cinéma et la musique. Il y a toujours eu cette envie de pouvoir dire mon monde intérieur dans les trois canaux. J’ai eu l’opportunité de faire un film et je l’ai fait. Là, j’ai l’opportunité d’en faire d’autres et je le ferai. Pour moi, tout ça va ensemble. Il n’y a pas longtemps, je suis allé à une master classe de Martin Scorsese qui a commencé en disant : « Le cinéma, c’est de la musique. » Il avait tout dit. Tout le monde doit avoir accès à l’art. Mais tout le monde n’est pas artiste. Moi je suis un « serial » collaborateur. Il faut sortir de sa zone de confort…