Sophia, retour à bon port

Long entretien avec Robin Proper-Sheppard à l’heure de la sortie du sixième album de Sophia, As We Make Our Way (From Harbour To Harbour).

Le plus brusseleir des songwriters américains. Le plus européen, pour sûr. Natif de San Diego, Robin Proper-Sheppard a beaucoup vadrouillé. De la Californie à New York et puis Londres avec son précédent groupe The God Machine qui a implosé en plein envol lorsque son bassiste Jimmy Fernandez est mort d’une foudroyante tumeur au cerveau en 1994. Et puis la Belgique. C’est d’abord chez nous qu’il a en effet trouvé, à sa grande surprise, un public enthousiaste et accueillant quand, en 1996, il sort discrètement sur son propre label le premier album de Sophia. Au point de le pousser à s’installer un temps à Bruxelles, puis de repartir vers l’horizon, transportant son spleen et ses chansons précieuses le long des routes. Il revient aujourd’hui après sept ans d’absence avec le bien nommé As We Make Our Way (From Harbour to Harbour), un disque de Sophia tel qu’on les aime, où la tristesse nous fait du bien.

Voici l’entretien qu’il nous a accordé dans les bureaux de [PIAS], juste avant un showcase donné devant quelques dizaines de fans, le 14 avril dernier. Le bonhomme est apparu tellement loquace et sympathique qu’on vous offre l’intégralité des trois-quarts d’heure qu’a duré l’interview, (quasiment) sans coupe. Au menu: le nouvel album, le premier album, la Californie, Bruxelles, The God Machine et ses histoires de coeur.

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Cela fait sept ans depuis There Are No Goodbyes qui s’est en fin de compte avéré être un album d’au revoir…
Well, pour la fille à qui il était adressé, c’est sûr! Thank God! Je ne savais simplement pas trop où emmener Sophia ensuite. Pour moi, ce groupe a toujours été à propos de la fin de mes histoires d’amour, vraiment. Chaque album a sa grande histoire d’amour qui lui est attaché. Et après There Are No Goodbyes, je savais que je ne pourrais plus avoir une histoire comme celle-là. Parce qu’elle m’a presque tué. Vraiment. Et donc, sans cela comme moteur, je ne savais pas trop où emmener ma musique. Je me suis donc juste laissé vivre pendant un temps avant de trouver une direction.

Ce nouvel album sonne un peu comme un carnet de voyage. Avez-vous pris la route durant cette période?
C’est vrai, tiens. Disons que le disque a été enregistré dans trois endroits différents. Et je suis retourné en Californie. C’était la première fois que je remettais les pieds aux Etats-Unis depuis que ma mère est morte en 2001, c’était donc quelque chose d’assez important. J’y pensais justement aujourd’hui. La dernière fois que j’y suis allé, j’avais 32 ans, j’en ai aujourd’hui 46. Entre ces deux âges, beaucoup de vie s’est écoulée, j’ai changé, l’Amérique a changé. Ça a été un vrai choc culturel pour moi.

Quel est votre sentiment par rapport aux Etats-Unis aujourd’hui? Vous sentez-vous toujours américain?
Non! Cela faisait partie de… J’allais dire des déceptions. Mais j’ai réalisé que l’Amérique n’est plus chez moi. Je n’ai vraiment pas envie d’y vivre et je ne m’y sens plus du tout attaché. Mais jusqu’à ce retour, il y avait toujours quelque chose en moi qui me disait qu’il y avait encore une connexion, que je finirais un jour où l’autre par rentrer et m’y installer. Mais ce n’est plus le cas. C’est terminé. C’était une triste expérience, en réalité.

Cela nous amène au titre de l’album. Est-ce le disque de quelqu’un qui cherche un “chez soi”?
Tu sais, je pensais que c’est ce que je recherchais. Un endroit que je puisse appeler « chez moi ». Et dans mon esprit, la manière dont je vivais ma vie, je sentais que je cherchais cet endroit et en même temps, au fond de moi, je sentais qu’il y avait cet endroit où je pourrais toujours retomber. Mais ce retour en Californie m’a fait réaliser que c’est presque comme si l’idée même que je recherche un « chez moi » n’existe plus. Pour faire une analogie avec l’amour, on pense qu’on cherche toujours le grand amour, et quand on l’a trouvé ça se termine avec le coeur brisé et on sent qu’on n’a plus besoin d’amour dans sa vie. C’est un peu ce que je ressens avec ma volonté d’avoir un “chez moi”. J’aurais aimé en avoir un, mais c’est comme si ce tout grand amour n’existait pas et que je n’allais jamais trouver un tel endroit. N’est-ce pas triste? (rires)

Où habitez-vous aujourd’hui?
Eh bien, j’ai acheté un appartement à Bruxelles, mais je ne peux pas y vivre. Je ne suis autorisé à vivre en Europe que durant 90 jours tous les 180 jours.

Mais cela fait vingt-cinq ans que vous êtes en Europe…
Je sais, mais j’ai toujours bougé à droite à gauche et d’autant plus durant ces sept dernières années. Le fait de ne pas avoir sorti d’album en sept ans a eu un impact sur différents aspects de ma vie que je n’avais pas prévu. Si j’avais sorti un disque il y a cinq ans, ma vie aurait été tout autre, mais je n’avais pas ce disque en moi, je ne voulais pas faire There Are No Goodbyes #2, tu vois ce que je veux dire? Donc, j’ai attendu. Et même en Angleterre où j’ai une fille qui va avoir 19 ans, je ne suis pas autorisé à y vivre…

Donc vous bougez tout le temps… From Harbour to Harbour…
From Harbour to Harbour, exactement. Mais à nouveau, ce n’est qu’avec mon retour en Californie que cela a eu un réel impact sur moi. Parce que j’avais toujours pensé que je pourrais y retourner et m’y installer. En fait, j’ai fait une première demande de visa professionnel en Belgique qui m’a été refusée. C’est la raison pour laquelle je suis rentré en Californie. Ils m’ont dit « Non, vous avez sept jours pour partir ». J’étais devenu une sorte de clandestin…

Qu’est-ce que vous comptez faire maintenant?
J’ai fait une nouvelle demande de visa professionnel en Belgique. Mais ça prend du temps… En fait, j’aurais pu atterrir à deux endroits: Bruxelles où se situe [PIAS] et Berlin où se trouve CitySlang. C’est là que je suis le plus installé professionnellement. J’ai choisi Bruxelles parce que c’était plus facile pour ma fille avec l’Eurostar… Mais en vérité, j’aime beaucoup Bruxelles. C’est la deuxième fois que j’y habite et c’est vraiment comme un village. Je peux trébucher jusqu’à l’Archiduc en deux minutes, j’ai mon petit triangle magique entre la place Sainte Catherine, l’AB et le Delhaize du coin. Même si mon petit centre-ville a beaucoup changé ces dernières années, et d’autant plus depuis ces dernières semaines, il y a toujours eu un petit côté à cran (“on the edge” – Ndlr) et il est facile de s’entendre avec les Belges. Sauf quand ils boivent trop. Et alors, là, tu ne comprends simplement plus rien de ce qu’ils te racontent. Mais j’aime beaucoup, j’espère vraiment obtenir ce visa d’artiste et pouvoir rester ici.

Pour en revenir à l’album et à la Californie. « California » ne serait-elle pas la première chanson que vous écrivez au sujet de votre lieu de naissance?

Je pense bien, oui. Et tristement (ou pas), c’est une chanson sur ce que je déteste de la Californie… Cette impression qui m’est tombée dessus quand j’y étais. Ce sentiment que les gens sont complètement déconnectés les uns des autres. Je ne parle même pas des communautés ethniques, mais tout le monde. La vie est tellement dirigée par l’argent et cette idée du succès, c’est vraiment triste. Tu comprends que quelque chose a foiré quand tes amis se foutent de toi parce que tu as pris le bus! C’est dingue! Les seules personnes qui prennent le bus là-bas sont les pauvres. J’ai tellement l’habitude d’être dans les transports en Europe, d’y penser, d’y lire, d’y écouter de la musique, ça fait partie de la vie de tous les jours ici. Là-bas, tu t’isoles dans ta voiture et c’est comme un symbole de ton statut social. Tu dois avoir une belle voiture et bien la montrer. C’est vraiment n’importe quoi!

Dans « The Drifter », il y a cette très belle phrase: « I disappeared for a while and found a quiet place between the laughter and the smiles ». Il y a dix ans, vous auriez probablement écrit « between the laughter and the tears/entre rires et larmes »…
Probablement, oui… Mais il faut remettre dans le contexte de la première ligne, particulièrement avec cette chanson. Il y a cette fille qui demande « Where have you been all my life?/Où étais-tu toute ma vie? » Parce qu’en 2009, surtout après cette relation, je me suis vraiment senti comme un monstre. Je veux dire, cette fille était vraiment mauvaise… Par le passé, j’ai fait beaucoup de mal à beaucoup de filles qui ne le méritaient pas, mais cette fille était vraiment « dark », ténébreuse. Et elle m’a réellement convaincu que j’étais un monstre. Et l’ironie est qu’après notre rupture, la vérité a fini par surgir. Et cette ligne, c’est moi essayant de m’échapper. Je suis une personne joyeuse, ça fait partie de ma personnalité, surtout de ma personnalité publique. Mais profondément ancrées en moi se cachent de la tristesse et de la mélancolie et pour un moment, j’ai juste voulu voir entre les rires et les sourires… ça reste assez sombre, hein? Ce n’est pas un disque triste triste. Mais ça reste un disque triste. (rires)

Musicalement, on retrouve toutes les facettes de Sophia. L’acoustique, l’électrique, le plus pop et aussi quelques sonorités synthétiques de Technology Won’t Save Us

Oui. Ce qu’il y a, c’est que j’ai un super groupe! Je suis toujours avec le batteur des débuts (Jeff Townsin – Ndlr) mais j’ai quelques nouveaux musiciens belges avec moi, désormais. Et ça sonne vraiment bien! Je veux dire, il y a un paquet de chansons qu’on n’a jamais joué sur scène durant ces vingt dernières années simplement parce qu’on n’y arrivait pas. Mais avec ce groupe, on peut tout jouer. Des trucs heavy comme des trucs plus acoustiques. « Darkness » de People are like Seasons, par exemple. On ne l’a jamais joué live parce que sonnait juste comme de la merde! Sérieusement, chaque fois qu’on essayait, c’était un carnage tel que je n’avais plus envie d’essayer. Mais il y a sept ou huit ans, on s’y est mis à huit sur scène et ça sonnait incroyablement! (excité – Ndlr) « It’s Easy to be Lonely », pareil! Impossible! Et les gars se sont pointés, on était quatre, et c’est la MEILLEURE version qu’on ait jamais faite! J’en ai la chair de poule rien que d’y repenser! Sérieusement, j’ai un groupe incroyable! Je m’emporte mais ça va être super en live! J’ai vraiment hâte!

Rien à voir mais l’autre jour, j’ai réécouté de vieux disques que j’adorais adolescent. Les albums de God Machine…
Oh! Yeah!

Et ça sonnait toujours vraiment bien, mais ça donnait l’impression de revenir un million d’années en arrière… Comment considérez-vous The God Machine aujourd’hui?
Tu sais, je pense que j’apprécie plus aujourd’hui qu’à l’époque, en réalité. Surtout le premier album, Scenes from the Second Storey, la production… Je pense qu’il est trop produit. Sur certaines chansons, on entend vingt guitares! Mais One Last Laugh In A Place of Dying… (deuxième album sorti à titre posthume après la mort du bassiste Jimmy Fernandez – Ndlr) est intemporel pour moi. On l’a enregistré sur mon petit huit pistes à Prague où on a passé un an. Ce qui est incroyable, c’est que j’ai une mémoire absolument vive de cette période. Je me souviens de beaucoup de choses de façon très claire. Je revois encore la fille et l’arrêt de tram à Prague qui ont donné « The Train Song ». ça me ramène vraiment là-bas. A Los Angeles, j’ai beaucoup revu Austin, le batteur. Lui est rentré aux Etats-Unis vers 1998. Il a arrêté la musique. Tu sais, à la mort de Jimmy, on a revendu nos instruments…

Pour vous, alors, la musique, c’était terminé?
Tout à fait. La seule raison pour laquelle je faisais de la musique, c’était parce qu’on était trois amis, qu’on avait grandi ensemble et qu’on avait un contrat d’enregistrement. Pour être honnête, je ne me considérais pas du tout comme un songwriter alors. Ce qui m’intéressait, c’était créer des atmosphères sonores en studio, ce genre de trucs. Quand Jimmy est mort, ce qui a mis fin à God Machine, j’allais reprendre l’université, étudier la philosophie et devenir professeur. C’était vraiment ce que j’allais faire. Et puis, j’ai rencontré la mère de ma fille, elle est tombée enceinte, j’ai monté ce petit label (The Flower Shop Recordings – Ndlr) sur lequel j’ai publié le premier album de Sophia. Je ne pensais pas du tout que ça allait faire quoique ce soit, c’était tellement différent de God Machine, mais il s’est avéré que Fixed Water s’est plus vendu que les deux albums de God Machine réunis! Et c’était sur mon propre label! Soudain, j’avais cette carrière qui se construisait… C’est avec « So Slow », qui est la première chanson que j’ai écrite après la mort de Jimmy, que je me suis dit soudain que peut-être j’étais un songwriter, que c’était ma manière de m’exprimer. Et tout à coup, je vendais des disques, j’étais parti en tournée et ma copine était enceinte. Ma vie avait changé…

A combien d’exemplaires s’est vendu Fixed Water?
Aujourd’hui, on doit être autour des 50.000. Mais ça a pris du temps. Parce que tu dois comprendre que lorsque Jimmy est mort, on n’avait pas terminé l’enregistrement de One Last Laugh… Ce qu’on entend, ce sont les premiers mix, ce n’est même pas le disque fini. On a tout arrêté d’un coup. Il avait seulement entendu ces premiers mix avant de tomber malade et il est mort subitement. Avec Austin, on a décidé que ce serait l’album. Ce que Jimmy avait entendu. C’est pour ça qu’on a laissé une pochette blanche aussi. On a juste fait quelques interviews et puis c’était terminé. Qui sait ce qui se serait passé? Je pense que God Machine n’a jamais atteint le pic qu’il aurait pu atteindre. Quand on a joué ici, à Bruxelles, pour le premier album, c’était au VK et la salle était à moitié vide! A Berlin, on s’est retrouvé devant 20 personnes, à Cologne, 35 personnes… Mais ces 35 personnes étaient des journalistes, des gens de la scène rock indé, des enthousiastes. En Belgique, on a fait le Pukkelpop, il devait être midi, mais on a assuré. Si bien que lorsque le premier Sophia est sorti, le peu de gens qui avaient vu God Machine en ont parlé. La première tournée de Sophia était soldout, mais c’était à 75% des fans de God Machine. La deuxième tournée, les salles n’étaient pas pleines, à l’exception de la Belgique et de l’Allemagne… Austin a dit qu’en entendant Fixed Water, il avait compris la direction qu’allait prendre God Machine, mais je ne suis pas sûr que tous les fans pensaient de même. La transition n’a pas été facile.


Avez-vous les droits des chansons de God Machine?

Non. Si bien que je ne peux pas les rééditer. Le catalogue appartient maintenant à Universal qui avait racheté PolyGram qui avait lui-même racheté Fiction (label historique de The Cure sur lequel était signé The God Machine – Ndlr). Et même si ça n’a aucune valeur pour Universal, ils vont le garder, parce que c’est comme ça qu’ils font. Ils gardent tout ce qui est dans leur giron. Ce qu’il y a aussi, c’est qu’on devait tellement d’argent à Fiction! Genre, des centaines et des centaines de milliers de livres! Maintenant, je connais le gars qui s’occupe de Fiction en Angleterre. Ce n’est pas le même Fiction, mais c’est un sous-label d’Universal. Et je lui ai dit: la chose cool à faire, ce serait de me léguer le catalogue de God Machine en licence, ne fut-ce qu’en licence, histoire que je puisse le rééditer sur The Flower Shop. Parce que si ce sont eux qui s’en occupent, ça va être une catastrophe. Il y a quelques années, ils m’ont parlé de remixer les disques. J’ai dû leur écrire, parce que c’est une nana qui était là à l’époque, elle connaissait Jimmy, elle savait l’histoire, la raison pour laquelle on a gardé ces premiers mix. Je ne veux pas d’un nouveau mix sur ces albums. Ce serait un carnage. Juste… Fuck Off!

Comment se porte votre label The Flower Shop?
Pffff! (lève les yeux au ciel) Aujourd’hui, ce n’est plus que moi, vraiment. L’ironie, c’est que c’est grâce à Flower Shop que Sophia est né. Ce sont les musiciens qui étaient sur le label qui m’ont poussé à reprendre la guitare et à sortir le disque. Jusqu’au début des années 2000, ça se passait bien, je voyais où on allait. Je pouvais investir 10.000 euros pour enregistrer un groupe en sachant que je les récupérerais plus ou moins car les disques se vendaient et Sophia marchait bien. Et puis aux alentours de People Are Like Seasons, environ (sortie en janvier 2004 – Ndlr), l’industrie a changé. Et aujourd’hui, à moins d’enregistrer dans sa chambre, ce n’est plus possible, je ne peux plus me permettre d’investir ces 10.000 euros car je sais que je ne les amortirais pas. Par contre, ce que je vais faire, c’est refaire de Flower Shop un label spécialisé dans les 45 tours. C’est comme ça que ça a commencé, on enregistrait sur mon petit huit-pistes que j’appelle Old Betsy Satan et comme je viens de le récupérer et que le vinyle est de nouveau à la mode, on va refaire comme ça… Voilà l’histoire: il y a deux ou trois ans, je tombe à l’Archiduc sur le type de Rising Sun Studios où on avait enregistré The Infinite Circle en 1998. Et il me dit: « Robin, tu sais que j’ai toujours ton huit-pistes? » Et moi: « Fuck! Je me demandais où il était passé! » C’est avec ça qu’on a enregistré le deuxième God Machine et les deux premiers Sophia. Quinze ans que je pensais l’avoir perdu! Voilà, ça montre à quel point je bouge… (rires)

Recueilli par DIDIER ZACHARIE
Photo PHILIPPE LETHEN

Journaliste lesoir.be

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