Nils Frahm, guerre et paix

Le compositeur allemand Nils Frahm se produisait deux soirs à l’Ancienne Belgique. Musique profane ou sacrée?

La scène se passe il y a quelques années à l’UGC Toison d’or. Ce soir-là, le temple du pop-corn projetait De Rouille et d’Os, le nouveau film tant attendu de Jacques Audiard. C’était tendu. Le grand réalisateur sortait le follow-up d’Un Prophète, le meilleur film français de ces 120 dernières années. Tandis que la salle plongeait dans l’obscurité, le silence religieux ne laissait plus échapper qu’un seul son, celui d’un pauvre hère croquant dans ses croquignoles salées. Rien d’illogique en soi, il s’agit d’une salle de cinéma. Mais voilà, seul contre tous, il ne manqua pas d’exaspérer ses concitoyens d’un soir. Et ça a vite dégénéré, un lynchage en bonne et due forme, une bien triste affaire, à vrai dire…

« – C’est fini, oui ?! Tu peux pas aller bouffer tes saloperies ailleurs ? »
« – … (crooooc) … (crooooc)… »
« – Dégage ! Bouseux ! »
« -… (croooc) … (croooc) … »
« – Non, mais sérieux, c’est un film de Jacques Audiard, tout de même ! »

Après cette sentence qui se voulait définitive, mais qui, en définitive, exaspéra une bonne moitié de la salle par son parisianisme déplacé, les choses devinrent vraiment sales. Des « Ta gueule », fusèrent, « imbécile », « connard », les fauteuils volèrent et des poings frappèrent, du sang, de la sueur et du labeur. Pendant ce temps, la pauvre Marion Cotillard se faisait couper les jambes sans que personne ne s’émeuve. Tout ça parce qu’il s’agissait d’ « un film de Jacques Audiard, tout de même ». En vérité, un film très moyen. Était-ce bien nécessaire de s’énerver ?

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Et donc ?…

Et bien, Nils Frahm à l’Ancienne Belgique, c’était pareil.

C’est que Nils Frahm, voyez-vous, est Dieu. C’est en tout cas comme tel qu’il est présenté. Un génie. Un type qui construit ses propres orgues, joue du classique façon électronique, est à la fois cool et discipliné, la descendance de Bach, de Mozart et de Beethoven, version maintenant, hype et branché, un génie, une star, un über-mensch.

Nils Frahm fait de la musique et sa musique est sacrée. Religieuse. Elle s’écoute avec respect et dévotion, sans broncher, sans bouger, sans jamais respirer. Sauf qu’on est à l’AB. Et qu’une bande hirsute et hérétique ose traverser la foule pour quérir un breuvage à 2°. « Chtttt! C’est fini, oui ! Vous pouvez pas aller picoler ailleurs ? Bande de connards bouseux ! »

Faut se détendre, les copains. Et remettre Nils Frahm et sa musique au milieu du village. La prendre pour ce qu’elle est (plutôt que pour ce qu’on aimerait qu’elle soit). On n’a pas le souvenir qu’à Dour à deux heures du matin, les choses étaient aussi tendues pour écouter le garçon…

Il est souvent question de « neo-classique » pour définir la musique de Nils Frahm. Classique. Donc, Musique avec un grand M. En vérité, les amateurs de classique, Nils Frahm, ça les fait bien marrer. Ou plutôt, ça les fait bien bailler. En vrai, cette musique ne s’adresse pas du tout à eux, mais aux fans de rock et d’electro qui aiment à se dire qu’ils écoutent de la musique noble.

Nils Frahm n’est pas un musicien classique. C’est un type qui travaille le son. Il bidouille sur ses pianos et synthés, seul sur scène, passe de l’un à l’autre, et a, ainsi, créé son propre monde et son propre genre. Une musique qui est à la fois electro, (post-)rock, jazz et classique, oui. Une musique qui navigue sans cesse entre le cerveau gauche et le cerveau droit. Ou plutôt, qui se pose juste au milieu, sans choisir. C’est ce qui fait sa force… et sa faiblesse. Nils Frahm décloisonne les genres sans pour autant les pousser très loin. Ce n’est pas de l’electro, ni du jazz, et encore moins du classique. Mais ça fonctionne.

En deux heures de temps, le Nils a imposé avec classe ses compositions lentes et hypnotiques, dans lesquelles il est bon de s’immerger. Il y a eu de bons moments, de très bons et de moins bons. Selon le ressenti de chacun. Nils Frahm n’est pas un über-mensch, il n’est pas Dieu et ce n’est pas un musicien virtuose. Il n’est ni Chopin, ni Liszt, ni Schubert. En fait, Nils Frahm, c’est Klaus Schulze.

Né à Berlin le 4 août 1947, Klaus Schulze est le type qui a inventé la musique électronique planante, d’abord avec Tangerine Dream, ensuite avec Ash Ra Tempel, puis en solo. Il aimait  Wagner, le rock psychédélique, les minimalistes américains et Xenakis. Pourtant, personne n’a jamais écouté Klaus Schulze le cul serré sur son pouce. Car bon, tout le monde avait compris que c’était avant tout de la bonne musique pour planer. Ni plus, ni moins. Si bien que les gars écoutaient ça affalés dans le fond de la salle, en fumant des duj’ et en buvant des bières. C’était tout de suite beaucoup plus détendu. On appréciait d’autant mieux. C’était le bon temps…

DIDIER ZACHARIE
Photos: MATHIEU GOLINVAUX

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Journaliste lesoir.be

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